Monsieur S.

Monsieur S.

Mardi, 2 Décembre 2025

Monsieur S. n’était pas un grand peintre. Il n’en avait jamais eu la prétention, et si quelqu’un lui avait conseillé de se dire « modeste », il aurait répondu qu’il n’était même pas sûr d’être doué pour cela.

Il vivait dans un petit studio qui donnait sur une cour intérieure où poussaient deux arbres malades. Chaque matin, il ouvrait sa fenêtre pour vérifier si les branches avaient perdu davantage de feuilles — et chaque matin, il en constatait deux ou trois de moins. Ces observations quotidiennes lui donnaient l’impression d’entretenir une correspondance avec le temps, une correspondance un peu triste mais polie.

Il peignait surtout des natures mortes : bols, chaussures, vieux journaux. Cela ne dérangeait personne, et c’était déjà beaucoup. Il aimait la peinture, mais à la manière dont on aime quelqu’un qu’on ne veut pas déranger.

Un jeudi d’avril, il décida de peindre en plein air. Les arbres de la cour semblaient respirer un peu mieux ; on aurait dit que le printemps avait fait un effort pour eux. Il descendit avec son chevalet, ses tubes presque vides, son sac d’épicerie reconverti en sac d’artiste.

Alors qu’il réglait la hauteur du chevalet, il entendit une porte s’ouvrir. C’était la nouvelle locataire du troisième étage. Monsieur S. savait très peu de choses d’elle : elle s’appelait Mademoiselle Clara, portait souvent des jupes bleu nuit, et semblait toujours chercher quelque chose dans son sac. Elle déposait parfois des livres sur les marches de l’immeuble, comme si elle oubliait d’être distraite.

Elle descendit dans la cour, un panier vide au bras.

« Bonjour », dit-elle d’une voix claire.

Monsieur S. sursauta légèrement. Il avait l’habitude d’être salué par des objets, pas par des personnes.

Elle regarda son chevalet. « Vous peignez ? »

« J’essaie », répondit-il. Il avait prononcé ce mot si souvent qu’il en était devenu presque invisible.

« Je peux regarder ? Juste un instant ? »

Il acquiesça. Elle s’approcha. Son visage, penché vers la toile, ressemblait à celui d’une enfant attentive.

« C’est très doux », dit-elle. « On sent que vous ne forcez rien. »

Cette remarque toucha Monsieur S., car il ne forçait effectivement jamais rien — par crainte que tout ne s’écroule s’il insistait trop.

Elle ajouta, avec un sourire mince : « Vous devriez peindre des personnes. »

Il secoua la tête. « Non. Je n’oserais pas. »

« Alors commencez par quelqu’un qui n’en prendrait pas ombrage », répondit-elle. Et sans prévenir, elle s’assit sur une chaise de jardin poussiéreuse. « Par exemple : moi. »

Monsieur S. resta pétrifié. L’idée lui semblait aussi incongrue que de danser dans un couloir. Il contempla Mademoiselle Clara : ses mains fines posées sur ses genoux, sa mèche brune qui refusait de rester à gauche, sa simplicité un peu fragile. Il prit un pinceau. Hésita. Le reposa. Le reprit.

« Vous êtes sûre ? »

« Absolument. » Elle inspira profondément. « Je ne suis pas pressée. »

Il se mit à travailler. Lentement, très lentement. Par moments, il levait les yeux vers elle, puis les baissait aussitôt, comme si le monde exigeait un respect particulier pour cette entreprise inédite.

Au fil des minutes, un calme nouveau s’installa. Il oublia son trac. Elle ne bougeait presque pas, mais son sourire changeait légèrement selon la lumière, comme un motif qui respire.

Au bout d’une heure, il avait tracé juste assez pour que l’esquisse ressemble un peu à elle — ou, du moins, à la manière dont il la percevait : simple, présente, inexplicablement rassurante.

« C’est vous », dit-il timidement.

« C’est moi vue par vous », rectifia-t-elle. « Et j’aime beaucoup. »

Il sentit ses joues devenir trop chaudes. Il fixa le sol, comme si celui-ci venait de lui révéler un secret intime.

Clara se leva. « Vous savez… si vous voulez… on pourrait recommencer demain. Je n’ai pas d’horaires très sérieux. »

Il hocha la tête, bouleversé par cette proposition à la fois légère et définitive.

« Demain, alors », dit-elle.

Elle s’éloigna, panier vide au bras, comme si elle rapportait pourtant quelque chose.

Pendant toute la soirée, Monsieur S. resta assis devant l’esquisse. Il la regardait comme on regarde une fenêtre ouverte : avec un mélange d’incrédulité et de gratitude. Il se demandait comment un simple « Bonjour » pouvait devenir le début d’un tableau — et peut-être de quelque chose d’autre encore, dont il n’osait pas dire le nom.

Le lendemain, à l’aube, il descendit dans la cour. Le chevalet était prêt. L’air était doux. Et pour la première fois depuis des années, il sentit que la couleur exacte du matin méritait d’être trouvée.

Clara arriva peu après. Elle s’assit, comme la veille. Cette fois, Monsieur S. ne trembla presque pas en levant le pinceau.

Il peignit — réellement. Et, pour la première fois, il eut la sensation que quelqu’un, quelque part, l’aidait à tenir la lumière.

Le lendemain, puis le surlendemain, Clara revint s’asseoir dans la cour. Elle arrivait toujours avec un léger souffle d’air, comme si son entrée précipitait le printemps d’une seconde entière. Monsieur S., lui, disposait son chevalet avec une application presque cérémonieuse. Il vérifiait deux fois la stabilité, trois fois la lumière, et se lavait les mains comme s’il s’agissait d’un rite secret.

Ils parlaient peu. Cela ne les gênait pas. Le silence entre eux avait quelque chose d’amical, comme un grand coussin utilisé par deux personnes à la fois.

Au fil des jours, l’esquisse devint portrait. Le portrait devint visage. Le visage devint quelque chose d’autre encore : une présence, une familiarité tendre, une manière nouvelle de respirer.

Un matin, alors qu’il ajustait la couleur de ses ombres, Clara demanda :

« Pourquoi ne peignez-vous jamais la bouche en premier ? »

Il resta un moment muet, surpris par la question.

« La bouche… c’est trop intime », répondit-il enfin. « Une bouche parle, rit, se tait, tremble. Elle dit trop de choses pour que je la fixe d’un coup. J’ai peur… de ne pas être juste. »

Clara sourit précisément de cette bouche qu’il ne peignait pas encore.

« Alors attendez le bon moment », dit-elle doucement.

Un jour de mai, elle arriva en retard, ce qui était assez inhabituel pour être remarqué. Elle s’assit avec un agacement qu’elle cherchait à dissimuler.

« Tout va bien ? » demanda Monsieur S..

Elle mima un sourire résigné.

« Je viens d’avoir une dispute avec ma sœur. Une histoire ridicule. On se ressemble beaucoup, alors on s’agace facilement l’une l’autre. »

Monsieur S. ne trouvait jamais les mots pour consoler. Aussi fit-il ce qu’il savait faire de mieux : peindre. Il changea légèrement l’orientation du chevalet, ce qui fit entrer la lumière d’une autre manière — une manière plus douce, comme si l’air lui-même prenait soin d’elle.

Clara ferma les yeux un instant, comme apaisée. Lorsqu’elle les ouvrit, il fixait son visage avec une concentration nouvelle — une concentration qui ressemblait à de la tendresse maladroite.

« Vous m’observez comme si j’étais… importante », dit-elle.

Il rougit immédiatement, regrettant de ne pas savoir dissimuler la moindre émotion.

« Vous l’êtes », répondit-il.

Il n’ajouta rien. Il ne pensait rien d’autre. C’était la vérité simple, et elle tint lieu de déclaration involontaire.

Les jours suivants, quelque chose changea. Elle ne venait plus seulement poser. Elle restait après la séance : à côté de lui pendant qu’il rangeait ses tubes, à côté de lui quand il nettoyait soigneusement ses pinceaux, à côté de lui même quand il ne restait plus rien à dire ou à faire.

Ils commencèrent à marcher ensemble jusqu’au coin de la rue — juste là où le chemin se sépare.

« On se voit demain ? » demandait-elle, presque toujours en premier.

« Oui », répondait-il, toujours trop vite, mais sans le moindre regret.

Un après-midi particulièrement lumineux, Clara arriva avec un petit paquet emballé dans du papier jaune pâle.

« C’est pour vous », dit-elle.

Il hésita à l’ouvrir, comme s’il s’agissait d’un cadeau trop précieux pour être manipulé sans une autorisation officielle. À l’intérieur, il trouva une boîte d’aquarelles neuves. De belles couleurs, profondes, jamais utilisées.

« Je me suis dit qu’un artiste mérite parfois de nouveaux outils », dit-elle.

Il baissa les yeux, submergé. Il lui sembla que le monde venait de devenir soudain très fragile, comme une feuille que l’on pourrait froisser en respirant trop fort.

« Je… je ne sais pas quoi dire », murmura-t-il.

« Alors ne dites rien », répondit-elle avec un sourire calme. « Peignez. »

Ce jour-là, il peignit mieux qu’il ne l’avait jamais fait. Il osa enfin dessiner sa bouche. Une bouche douce, légèrement asymétrique, comme si elle hésitait entre une remarque et un secret.

Quand il releva la tête, Clara le regardait d’une manière différente. Moins modèle, plus femme. Moins patiente, plus proche.

« Puis-je voir ? » demanda-t-elle.

« Pas encore », répondit-il. « J’ai presque terminé, mais… pas encore. »

Elle hocha la tête, satisfaite. Il y avait dans son geste une confiance tranquille, la confiance de quelqu’un qui sait déjà ce que l’autre n’ose pas dire.

Une semaine plus tard, il décida de lui montrer le portrait achevé.

La lumière de fin d’après-midi glissait doucement sur la toile. Il avait passé des jours à retoucher la couleur de ses joues, à assombrir légèrement l’ombre sous son menton, à capturer ce mélange d’assurance et de fragilité qui faisait sa grâce.

Il révéla enfin l’œuvre.

Clara resta longtemps devant, silencieuse.

« C’est moi », dit-elle.

« Oui. »

« Mais ce n’est pas seulement moi. »

« Non. »

Elle tourna la tête vers lui. Son expression était douce et grave.

« Vous m’avez peinte comme quelqu’un qu’on aime. »

Il sentit son cœur se serrer, non de peur, mais comme si quelque chose se dépliait à l’intérieur.

Il dit, d’une voix si calme qu’il en fut lui-même surpris :

« Je crois que c’est vrai. »

Clara s’approcha doucement. Elle posa une main sur la sienne — un geste simple, naturel, presque quotidien, et pourtant limpide comme une vérité qu’on a longtemps cherché à dire.

« Alors… » murmura-t-elle, « nous pourrions continuer. »

« Continuer quoi ? »

Elle sourit — ce sourire qui faisait trembler sa mèche, et parfois son cœur.

« Ce qui commence. »

Il referma ses doigts autour des siens. Le monde devint soudain très clair, comme après une pluie très fine. Et pour la première fois, il ne craignit plus d’être regardé.

Ils restèrent ainsi un long moment, debout dans la cour, entre les deux arbres guérissant lentement. La lumière du soir tenait dans l’air comme une promesse fragile.

Monsieur S. comprit alors qu’il venait de trouver quelque chose qu’il avait toujours cherché sans le savoir : une présence qui rend la peinture possible — et la vie aussi.

Les semaines passèrent comme les pages d’un carnet qu’on feuillette avec précaution. Clara continuait à venir tous les jours ; parfois elle posait, parfois elle lisait à voix basse tandis que Monsieur S. peignait sans la regarder — car la simple connaissance de sa présence suffisait à illuminer son travail.

Ils n’étaient pas encore un couple officiel. Ils ne savaient même pas très bien ce qu’ils étaient. Mais lorsque l’un pensait à l’autre, ce n’était plus avec l’élan incertain du début : c’était avec la tranquillité d’une habitude précieuse.

Un matin, Clara arriva avec un sac assez lourd qu’elle posa contre le mur.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.

« Rien d’important. Quelques affaires. J’aide ma sœur à réaménager son appartement. Je les laisse ici temporairement si ça ne vous gêne pas. »

Cela ne le gêna pas du tout — en fait, il fut ému de la confiance qu’elle lui accordait. Il trouvait déjà que l’objet du sac (dont il ignorait le contenu) donnait à son atelier une tonalité humaine nouvelle, plus vivante, comme si la pièce avait gagné un souffle supplémentaire.

Les jours suivants, elle en laissa d’autres : une écharpe oubliée, un livre posé volontairement sur la table, un sachet de thé, un foulard, puis un chemisier soigneusement plié qu’elle expliqua ne pas vouloir froisser.

Monsieur S. en vint à reconnaître ces traces d’elle avec une joie qu’il n’aurait su avouer.

À la fin du printemps, un événement survint qui mit leur fragile équilibre en mouvement.

Clara entra un après-midi, mais cette fois sans légèreté. Elle posa ses clés sur la table — un geste sec. Puis elle s’assit sans un mot, les mains jointes. Monsieur S. sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas.

« Clara… ? »

Elle inspira profondément.

« J’ai reçu une proposition de travail. Une vraie, enfin. Dans une galerie à Bâle. Je serais assistante de programmation artistique. »

Il resta silencieux. Le mot Bâle résonnait comme une porte qui claque au vent.

« Ce serait pour six mois. Peut-être un an. »

« Je comprends », murmura-t-il, et il le pensait sincèrement.

Mais il sentit une lourdeur dans sa poitrine, comme si quelqu’un venait de déposer une pierre sur son cœur.

Elle le regarda alors, d’un regard qui semblait à la fois demander pardon et chercher une réponse.

« Je ne veux pas partir loin de vous », dit-elle. « Mais je ne peux pas rester immobile toute ma vie. Vous comprenez ? »

Il hocha la tête, incapable de trouver la phrase exacte, celle qui ne trahit ni son affection ni sa peur.

« Vous devez y aller », finit-il par dire. « Ce genre d’occasion ne se refuse pas. »

Elle détourna les yeux, visiblement peinée de l’entendre prononcer les mots qu’elle redoutait.

« Vous dites cela par… retenue », murmura-t-elle. « Peut-être même par politesse. »

Il resta figé. Politesse ? Peut-être. Retenue ? Sûrement. Mais derrière ces deux qualités se cachait un désir plus simple et plus nu : qu’elle reste.

Elle se leva pour regarder par la fenêtre. Il y avait du vent, et les rideaux se soulevèrent légèrement, comme hésitant à s’ouvrir ou se refermer.

« Si je pars… » commença-t-elle. Elle n’acheva pas sa phrase. C’est Monsieur S. qui la continua :

« …alors vous reviendrez. »

Elle se retourna, surprise.

Il avait parlé avec une certitude qui ne lui ressemblait pas. Une certitude douce, presque calme.

« Comment pouvez-vous en être sûr ? »

Il réfléchit un instant. Puis répondit :

« Parce que… vous avez laissé ici plus que des objets. Vous avez laissé… quelque chose de vous. Et moi, j’ai pris quelque chose de vous aussi. Je ne peux pas croire que tout cela s’arrête. »

Il ajouta, plus bas :

« Pas encore. »

Clara baissa la tête. Ses épaules se détendirent légèrement, comme si elle avait cessé de se défendre.

Elle vint s’asseoir près de lui, très près.

« Et si je vous proposais autre chose ? » demanda-t-elle.

« Autre chose ? »

Elle prit une inspiration lente.

« Venez avec moi. À Bâle. Au moins pour un moment. Vous pourriez peindre là-bas. Vous pourriez… changer d’air. »

Il fut pris au dépourvu. Lui, quitter son atelier ? Quitter sa routine rassurante, son quartier, ses habitudes, ses petits trajets ? C’était presque inconcevable.

« Je ne sais pas si j’en serais capable… » avoua-t-il d’une voix faible.

« Vous n’avez pas à décider maintenant », dit-elle avec douceur. « Mais je ne veux pas partir en vous laissant derrière. Je veux… que notre histoire ait une chance de continuer. »

Il sentit quelque chose se dénouer en lui. Peut-être la peur. Ou peut-être l’idée que la vie pouvait parfois changer sans se détruire.

Il prit sa main.

« Laissez-moi… réfléchir », murmura-t-il.

« Bien sûr. Prenez le temps. »

Ils restèrent ainsi un moment, silencieux mais liés — non plus par la retenue, mais par une promesse fragile.

Les semaines qui suivirent furent étranges : un mélange d’appréhension et de tendresse accrue.

Clara continuait de venir, mais chaque visite était teintée d’une ombre légère. Et Monsieur S. peignait, mais chaque tableau semblait porter en filigrane la question silencieuse de son départ.

Un soir, il se surprit à remplir une valise simplement pour voir ce que cela ferait. Il la vida aussitôt.

Puis il recommença le lendemain.

La veille du départ de Clara, il l’attendit dans la cour avec un petit paquet sous le bras.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle.

Il lui tendit.

« Ouvrez. »

Elle défit lentement le papier. À l’intérieur se trouvait une petite boîte en bois, de fabrication simple mais élégante.

Elle l’ouvrit. Il y avait… un double des clés de l’atelier.

Clara releva la tête, les yeux brillants.

« Vous… êtes sûr ? »

« Je ne sais pas encore si je vous suivrai », dit-il. « Je ne suis pas un homme rapide. Mais je veux que vous puissiez revenir. Que vous sachiez que cet endroit… reste aussi à vous. »

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle posa simplement la boîte, se leva, et l’embrassa avec une lenteur infinie — un baiser hésitant au début, puis sûr, calme, affirmé.

Quand elle s’écarta, elle souriait.

« Alors j’attendrai votre visite. Une semaine, un mois, trois… peu importe. Je saurai que vous finirez par venir. »

Il la regarda partir ce soir-là sans tristesse écrasante : seulement avec un mélange doux d’absence et d’espérance.

Car pour la première fois de sa vie, il sentait que l’avenir n’était pas un gouffre mais une porte.

Et peut-être, pensa-t-il en refermant l’atelier, qu’il était temps d’apprendre à l’ouvrir.

Les jours qui suivirent le départ de Clara furent silencieux. Un silence qui n’avait rien d’hostile — mais un silence dense, comme celui d’un livre refermé qu’on garde encore entre les mains.

Monsieur S. continuait de peindre chaque matin dans son atelier, mais l’idée même de l’atelier avait changé. Les objets qu’elle avait laissés — un foulard bleu, une petite broche, un sachet de thé — semblaient observer ses gestes, lui demander doucement : « Alors ? »

Il peignait, mais sans la tranquillité habituelle. La toile devant lui ressemblait à une fenêtre dont il n’osait pas encore pousser le battant.

Un matin d’été, après une nuit presque blanche, il se dit que peindre ainsi ne menait nulle part. Il posa son pinceau. Puis il s’assit sur sa chaise et resta immobile jusqu’à ce que le soleil atteigne le coin gauche du mur. C’est alors qu’il aperçut la valise dans l’angle, celle qu’il avait remplie puis vidée, plusieurs fois.

Il se leva. La souleva. Pesée légère.

« Voyons… » murmura-t-il, comme s’il entamait une conversation avec l’air.

Il se mit à remplir la valise sans réfléchir trop longtemps : quelques vêtements, ses deux pinceaux préférés, un carnet, trois tubes de peinture (le bleu de Prusse, l’ocre jaune, le vert citron), plus une photo de la cour prise un matin de printemps. Il hésita devant le chevalet mais renonça. « Trop encombrant », dit-il.

Une demi-heure plus tard, il se retrouva dehors, valise à la main, marchant vers la gare avec l’impression très nette de faire quelque chose d’extraordinaire — et d’un peu irréversible.

Le train pour Bâle avait un air trop moderne pour lui. Il monta pourtant, chercha sa place, posa sa valise, s’assit raide comme un élève au premier rang.

Lorsque le train démarra, il sentit un léger vertige. Pas un vertige de peur — un vertige d’élan.

Les paysages défilaient sans qu’il en retienne rien. Il avait l’impression — très inattendue — d’être une aquarelle qui se dilue.

Vers midi, il sortit son carnet et écrivit simplement :

« Je vais vers elle. C’est étonnant comme une phrase si simple peut changer une vie entière. »

Puis il referma le carnet, le cœur battant mais étrangement calme.

En arrivant à Bâle, il se sentit à la fois étranger et léger. La ville était claire, ordonnée, d’une beauté discrète. Les façades semblaient parler une langue qu’il ne comprenait pas encore, mais qu’il n’avait pas peur d’apprendre.

Il marcha jusqu’à l’adresse que Clara lui avait donnée dans une lettre. Un petit appartement au troisième étage d’un immeuble jaune pâle. Une fenêtre ouverte. Un rideau qui bougeait doucement.

Il monta les marches en retenant presque son souffle. Arrivé devant la porte, il hésita. Il aurait voulu préparer une phrase, une explication, une justification, mais rien ne lui venait.

Il finit par frapper — un coup trop faible. Il frappa une deuxième fois — cette fois plus clair.

La porte s’ouvrit.

Clara apparut, les cheveux relevés, un crayon coincé derrière l’oreille.

Lorsqu’elle le vit, elle resta immobile, les lèvres entrouvertes, comme si elle contemplait une apparition fragile qu’elle n’osait pas toucher.

« Monsieur S. ? »

Il hocha la tête, incapable de parler.

Elle fit un pas vers lui. Puis un autre. Elle posa une main sur la valise, comme pour vérifier qu’elle existait vraiment.

« Vous êtes venu », dit-elle dans un souffle incrédule.

« Je… oui », répondit-il d’une voix tremblante. « Je me suis dit que… l’atelier… n’était pas complet… sans vous. »

Elle eut un sourire à la fois doux et bouleversant.

« Vous n’êtes pas obligé de rester », murmura-t-elle.

Il secoua la tête.

« Non. Je ne suis obligé de rien. Je suis… venu. »

Alors elle le prit doucement par la main — comme on guide quelqu’un encore hésitant mais déjà décidé — et l’entraîna à l’intérieur.

L’appartement était petit, lumineux, plein de livres. Sur une table, un vase avec des fleurs qui commençaient à s’ouvrir. Et contre un mur, un chevalet.

Son chevalet.

Elle rit en voyant son regard.

« Je l’ai emmené. Je me suis dit que… si vous veniez un jour… vous auriez besoin de peindre. »

Il frôla le bois du chevalet du bout des doigts. C’était comme retrouver une vieille habitude, mais plus neuve, plus ouverte.

Clara ajouta :

« Vous pouvez rester une journée, une semaine, trois mois. Ce que vous voulez. »

Il réfléchit, comme toujours. Puis dit simplement :

« Je resterai… un peu. Et si je vois que je ne gêne pas… je resterai… encore un peu. »

Elle hocha la tête, les yeux brillants.

« Vous ne gênez jamais. »

Ce soir-là, ils burent du thé près de la fenêtre. La lumière tombait lentement, comme si le jour acceptait de céder sa place sans résistance.

Monsieur S. posa sa tasse, puis dit — presque pour lui-même :

« C’est étrange de découvrir que l’on peut changer de vie. J’ai toujours cru que ce n’était pas pour moi. »

Clara lui prit la main.

« Parfois, il suffit d’un pas. Un seul. Et tout suit. »

Il sourit. Un sourire rare, profond, presque inattendu.

« Oui. Un pas… après l’autre. »

Et ce soir-là, en observant la ville inconnue où il venait d’arriver, Monsieur S. comprit qu’il n’avait pas seulement rejoint Clara. Il s’était aussi rejoint lui-même — la version de lui qu’il n’avait jamais osé croire possible.

La vie à Bâle ne s’apprivoisa pas en un jour. Les premières semaines furent un mélange d’émerveillement pudique et d’embarras quotidien. Monsieur S. n’osait pas entrer dans les boulangeries — par crainte de déranger — et Clara le grondait gentiment :

« Vous ne pouvez pas vivre en respirant à moitié. Prenez un croissant, au moins ! »

Il en prenait deux pour lui faire plaisir, et les mangeait lentement, comme si chaque bouchée devait être approuvée par la ville elle-même.

Leur appartement était trop petit, mais il avait une qualité rare : la lumière du matin y entrait avec douceur, un peu comme Clara entrait dans une pièce, sans jamais brusquer ce qui s’y trouvait déjà. Ils vivaient à deux, un peu maladroitement, mais avec cet effort constant de ne jamais trop envahir l’autre.

Clara travaillait beaucoup à la galerie : catalogage, accrochages, réunions, vernissages qui la fatiguaient mais l’amusaient aussi. Monsieur S., de son côté, s’habituait à son nouveau rituel : marcher au bord du Rhin, peindre dans un coin de l’appartement, puis observer par la fenêtre les tramways qui passaient comme des traits de couleur.

La ville lui plaisait, même s’il n’osait toujours pas l’avouer.

Un matin, Clara rentra du travail avec une expression étrange, mi-excité mi-inquiète.

« Quelqu’un a vu vos toiles », dit-elle sans préambule.

Il faillit renverser sa tasse.

« Mes… toiles ? Lesquelles ? »

« Celles que j’ai accrochées dans le couloir de la galerie. Tu sais, la nature morte au bol bleu, et ton portrait rapide de moi. La directrice est tombée dessus. Elle a cru que c’était un artiste invité. »

Monsieur S. devint pâle.

« Je… ce n’était pas pour être vu. C’était… juste… pour sécher la peinture. »

Clara éclata de rire.

« Eh bien, ta peinture a séché dans un endroit stratégique. Elle veut te rencontrer. Elle pense — et je cite — “qu’il y a dans ces toiles une modestie lumineuse”. »

Il resta muet. La seule idée d’être exposé lui paraissait aussi absurde que de se présenter en maillot de bain dans une salle de concert.

Clara posa sa main sur la sienne.

« Tu n’es pas obligé d’accepter. Mais au moins… rencontre-la. Pour voir. »

Il inspira profondément. Puis, comme à chaque moment important de son existence, il répondit doucement :

« Je vais… essayer. »

La rencontre eut lieu dans le bureau vitré de la galerie. La directrice, une femme énergique nommée Frau Stein, regardait Monsieur S. avec une attention presque clinique.

« Vous peignez depuis longtemps ? »

« Toute ma vie », murmura-t-il.

« Et vous n’avez jamais exposé ? »

« Jamais. Je… n’ai jamais pensé que… »

Elle l’interrompit :

« Un peintre qui ne pense pas être un artiste. Intéressant. Rare. Et rafraîchissant. »

Il aurait préféré disparaître dans une fissure du parquet.

Elle observa un instant deux de ses toiles que Clara avait apportées.

« Il y a là quelque chose de… silencieux. Et le silence est trop rare pour qu’on le néglige. Je veux vous intégrer à une exposition collective le mois prochain. Trois œuvres. C’est tout. Rien d’écrasant. »

Trois œuvres. Un mois. Une exposition.

Il entendait les mots, mais ils semblaient flotter autour de lui comme des oiseaux qu’il n’était pas sûr de pouvoir apprivoiser.

Il finit par dire :

« Je… ne sais pas. Je dois réfléchir. »

Clara intervint doucement :

« Nous en parlerons ensemble. »

La directrice hocha la tête, respectueuse mais décidée.

« Faites vite. Les murs ne vous attendront pas éternellement. »

Les jours suivants furent difficiles. Monsieur S. doutait, se rongeait les ongles, recommençait trois tableaux qu’il abandonnait avant midi. Clara tentait de le soutenir sans le pousser.

« Tu peux renoncer, tu sais. Cela ne changera rien entre nous. »

Mais il voyait dans ses yeux une lueur qu’il ne voulait pas décevoir — non pas une exigence, mais une confiance très pure.

La veille de la réponse à donner, il sortit marcher seul. Le Rhin coulait d’un bleu presque métallique. La lumière tombait en diagonale, exactement comme dans ses tableaux.

Il comprit qu’il avait déjà décidé. Il accepta.

Un mois plus tard, l’exposition collective ouvrit.

Trois de ses toiles — trois petites toiles discrètes — étaient accrochées sur un pan de mur. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était là.

Il resta dans un coin presque invisible tandis que les visiteurs entraient. Certains passaient devant ses œuvres sans ralentir. D’autres s’arrêtaient une seconde, deux, trois. Un homme murmura : « Humble, mais juste. »

Monsieur S. en eut les larmes aux yeux.

Clara serra sa main.

« Tu vois ? Ils regardent. »

« Je n’aurais jamais imaginé… »

« Moi si », dit-elle simplement.

Trois jours après le vernissage, une lettre arriva.

Une lettre sans expéditeur. Écrite à l’encre brune, d’une écriture légèrement tremblée.

Il l’ouvrit.

« Monsieur S.,

Je suis venu à l’exposition dimanche. J’ai reconnu votre style immédiatement.

Je suis votre frère. J’aimerais vous revoir.

J’ai beaucoup à vous dire.

Monsieur S. resta pétrifié.

Clara, voyant son visage, s’approcha.

« Qu’y a-t-il ? »

Il lui tendit la lettre sans un mot.

Elle la lut. Puis releva les yeux, bouleversée.

« Vous… ne m’avez jamais parlé d’un frère. »

« Je… ne l’ai pas revu depuis vingt ans. Nous nous sommes brouillés. J’ai pensé… qu’il ne me pardonnerait jamais. »

« Et toi, l’as-tu pardonné ? »

Il resta longtemps silencieux.

« Je ne sais pas. Je croyais que… c’était une page tournée. »

Clara posa une main sur son bras.

« Peut-être n’était-elle pas terminée. »

Il respira lentement, profondément.

Dans le studio, trois toiles séchaient. La lumière de Bâle tombait sur elles d’une manière douce, presque réparatrice.

« Je ne sais pas si je suis prêt », dit-il.

« C’est normal. Rien ne t’oblige à le voir. »

Il réfléchit, puis murmura :

« Mais si je suis venu jusqu’ici… peut-être est-il temps d’aller jusqu’à lui. »

Clara sourit doucement et dit sur le ton de l’humour.

« Un pas après l’autre, Monsieur S... »

Et tandis que la ville continuait de vibrer autour d’eux, il sentit qu’une autre histoire commençait — une histoire plus difficile, plus profonde, plus ancienne que l’amour. Mais désormais, il n’était plus seul pour la traverser.

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